6 AOÛT 2022 / RÉPUBLIQUE ÉCLAIRÉE

Vincent Jacquet


Contexte

John GASTIL et Erik Olin WRIGHT ont élaboré un modèle dans lequel le pouvoir législatif est partagé entre une chambre élue et une chambre tirée au sort.

Ici, les auteurs de l’article s’intéressent aux problématiques soulevées par la coexistence entre ces deux chambres. Ils appuient leurs idées sur la théorie ainsi que sur une enquête réalisée en Belgique où le tirage au sort a fait une percée en politique ces dernières années, notamment avec les commissions délibératives de Bruxelles et le Bürgerdialog de la Communauté germanophone de Belgique.

Tout au long de leur travail, les chercheurs envisagent quatre configurations du Parlement, à des fins comparatives :

  • deux chambres : une élue, l’autre tirée au sort avec des pouvoirs identiques
  • deux chambres : la chambre tirée au sort a plus de pouvoirs que la chambre élue
  • deux chambres : la chambre élue a plus de pouvoirs que la chambre tirée au sort
  • une chambre mixte composée de députés élus et tirés au sort

Des chambres complémentaires et compétitrices

L’élection et le tirage au sort sont deux instruments démocratiques qui ont chacun des avantages et des inconvénients distincts, ce qui crée des complémentarités en théorie :

La procédure de l’élection permet de susciter la participation de l’ensemble des citoyens et de créer un débat public sur les sujets de société.

Les élus sont responsables vis-à-vis de leurs électeurs s’ils veulent être réélus.

La diversité des citoyens tirés au sort permet de prendre des décisions moins biaisées.

Les tirés au sort ne sont pas liés par des partis politiques ou des promesses électorales, ce qui permet une délibération plus libre et qualitative.

Toutefois, mettre en place un système bicaméral comme celui de Wright et Gastil ne veut pas forcément dire que ces complémentarités pourront émerger. En effet, il y a fort à parier que les élus et les tirés au sort se livrent à une intense concurrence pour apparaître comme les plus légitimes aux yeux du public :

La création d’une chambre tirée au sort peut, en soi, contribuer à délégitimer les élus. Alors que l’on considérait jusqu’ici l’élection comme le seul moyen de représentation démocratique, la reconnaissance du tirage au sort remet en question l’intérêt d’avoir des élus.

Les élus sont issus d’un processus « méritocratique », ce sont les plus charismatiques et les plus rusés qui parviennent à se faire élire. Ils sont habitués aux affrontements politiques et verront nécessairement les députés tirés au sort comme des cibles faciles à abattre : des citoyens lambda inexpérimentés et incompétents sur certains sujets techniques. Ils seront donc faciles à décrédibiliser. S’ils veulent conserver leur légitimité, les élus ont donc tout intérêt à détruire celle des tirés au sort.

La reconnaissance du tirage au sort risque d’accélérer la chute de popularité des partis politiques aux yeux du public, ce qui est une menace sérieuse pour les élus qui tirent une partie de leur légitimité de ces structures.

Si les deux chambres ont un pouvoir équivalent, leur concurrence pourrait conduire à un blocage du système politique.

Ainsi, si l’on néglige les complications engendrées par la coexistence de l’élection et du tirage au sort dans un même système, on risque peut-être de condamner le tirage au sort à une défaite totale et amère face à des élus qui se battent pour leur survie. On ne peut espérer une harmonie que si le tirage au sort est plus populaire que l’élection, car les élus n’auront pas intérêt à s’opposer à un système soutenu par leur électorat. Seulement, à l’heure actuelle, l’opinion publique privilégie l’élection face au tirage au sort :

29 % des citoyens interrogés en Belgique considèrent qu’instituer une chambre parlementaire tirée au sort aux côtés d’une chambre élue serait une bonne chose. 40 % s’y opposent et 32 % sont mitigés.

Si un tel parlement existait, 25 % souhaiteraient que la chambre tirée au sort ait le dernier mot, contre 35 % pour la chambre élue.

Cependant, 47 % sont favorables à une chambre mixte, et seuls 25 % s’y opposent.

Enfin, 36 % des citoyens belges ont davantage confiance dans une chambre tirée au sort que dans une chambre élue (ce qui est supérieur aux 29 % de la première question).

Les quatre scénarios de coexistence

Deux chambres avec un pouvoir équivalent

Ce type de configuration est motivé par l’idée de considérer l’élection et le tirage au sort sur un même pied d’égalité. Ainsi, on peut espérer limiter la concurrence entre les deux modes de représentation et bénéficier des complémentarités évoquées précédemment.

Toutefois, sur le plan institutionnel, attribuer un pouvoir égal à deux chambres parlementaires accroît fortement le risque de blocage. Pour qu’une loi soit adoptée, les deux chambres doivent voter le texte, elles ont donc chacune un pouvoir de veto.

Or, on peut s’attendre à ce que l’avis des deux chambres diffère sur un projet de loi. En effet, les députés tirés au sort baignent dans une culture de la délibération, visant à trouver un consensus en faveur de l’intérêt général. Tandis que les élus sont ancrés dans une culture de la négociation entre les différentes forces politiques (via les partis) et, à moindre mesure, les parties prenantes. Le risque de divergence décisionnelle entre les deux chambres est donc accru.

Les conflits entre chambres se résolvent généralement par le biais des partis politiques en dehors du cadre officiel des institutions. Mais cette conciliation ne peut pas avoir lieu avec une chambre tirée au sort, puisque ses membres ne sont pas fondamentalement liés aux partis. Une nouvelle forme de médiation intercamérale serait donc à inventer pour écarter les risques de blocage.

La chambre tirée au sort a le dernier mot

Si cette option semble la moins faisable sur le plan politique compte tenu de la faible popularité du tirage au sort, il paraît tout de même intéressant de s’y pencher.

La chambre élue devient la chambre haute, comme le Sénat en France. Son rôle n’est alors plus que consultatif, elle n’a pas de pouvoir de veto et peut, tout au plus, retarder le processus législatif. Cela éviterait à la chambre tirée au sort de prendre des décisions hâtives et peu réfléchies.

Dans cette idée, la légitimité de l’élection prend un sérieux revers : si certains citoyens considèrent aujourd’hui que voter aux élections législatives est peu utile, ils auront encore moins envie de se déplacer aux urnes s’il s’agit d’élire les membres d’une chambre qui n’a pas de véritable pouvoir.

Pour contrebalancer cet effet, la chambre élue pourrait disposer du pouvoir de nommer le Premier ministre. Cependant, celui-ci n’aurait jamais l’assurance de faire passer ses lois, car la chambre qui l’a élu est différente de la chambre qui décide. Cette configuration entre le législatif et l’exécutif serait inédite : peut-être que la chambre haute nommerait un Premier ministre appartenant à la chambre basse pour s’assurer d’une certaine stabilité, ce qui pourrait aussi induire des relations plus étroites entre les députés tirés au sort et les partis politiques.

La chambre élue a le dernier mot

Ce scénario est le plus probable, car il confère un rôle marginal à la chambre tirée au sort. Il s’agit, peu ou prou, d’institutionnaliser les assemblées citoyennes ad hoc telles que la Convention citoyenne pour le climat. Dans cette hypothèse, les tirés au sort auraient le pouvoir d’initier des propositions de loi, de déposer des amendements, mais ce serait toujours la chambre élue qui se prononcerait en dernier ressort sur le vote des lois.

La légitimité de l’élection est conservée, mais les partisans du tirage au sort pourraient considérer qu’il est sous-utilisé, car il ne permet pas de véritablement influencer le processus législatif. Pourtant, il y a fort à parier que, même avec un rôle consultatif, le travail des tirés au sort ait un impact significatif sur les décisions de la chambre élue. Cela dépend en réalité de la popularité de la chambre tirée au sort parmi les citoyens. Si elle est élevée, les élus auront des difficultés à s’opposer à ses recommandations.

De plus, la chambre tirée au sort serait aussi moins susceptible d’être influencée par des intérêts privés dans cette hypothèse, rendant ses délibérations plus qualitatives. Cela pourrait constituer un argument afin de revaloriser le rôle de la chambre tirée au sort dans le processus législatif.

Une chambre mixte

Dans cette configuration, des députés élus et tirés au sort se côtoient au sein d’une même chambre. Ce modèle a déjà été observé au sein de l’assemblée citoyenne d’Irlande.

S’ils travaillent ensemble, les élus et tirés au sort seraient moins enclins à se faire concurrence. C’est dans cette option que les complémentarités seraient le plus susceptibles d’émerger. Il n’y aurait pas de modèle politique à réinventer : les députés tirés au sort auraient les mêmes fonctions que les députés actuels.

La collaboration entre élus et tirés au sort pourrait aussi créer une nouvelle forme de négociation entre la chambre mixte et les partis politiques. En effet, les pratiques délibératives induites par les députés tirés au sort permettraient à certains élus de remettre en question certaines résolutions de leur parti d’appartenance.

Mais ce modèle présente aussi des risques. Il est probable que les députés tirés au sort n’agissent plus véritablement comme tels : les élus auraient tout intérêt à les rallier à leur parti politique et à les former à une culture de la négociation plutôt que de la délibération. Finalement, les tirés au sort pourraient devenir des députés fantoches, votant en fonction de la ligne du parti, sans prendre le temps de les étudier avec un prisme apolitique.

Conclusion

Aucun des quatre scénarios n’apparaît comme une solution miraculeuse. Chacun présente des avantages et des inconvénients. Dans tous les cas, on peut essayer d’anticiper la réaction des députés élus, car ceux-ci comptent bien défendre leur légitimité tant que cela est possible. Le seul paramètre qui influe véritablement sur les relations entre élection et tirage au sort, c’est la confiance accordée par les citoyens dans ces instruments de représentation.

Il faut donc voir ces solutions comme dynamiques : peut-être que le tirage au sort ne sera pas très populaire au début, ce qui justifiera alors une chambre à rôle consultatif. Mais avec le temps, les citoyens pourront constater l’efficacité de ce mode de sélection, impactant alors le comportement des élus vis-à-vis des tirés au sort et justifiant de nouvelles réformes institutionnelles.

Source

REUCHAMPS – Intercameral Relations in a Bicameral Elected and Sortition Legislature (2018)